Histoire de l’abbaye de Beaulieu-en-Rouergue
Situé dans les marches du Rouergue, aux confins du diocèse de Rodez, le monastère de Beaulieu est niché au creux du vallon de la Seye, un affluent de l’Aveyron. Si depuis le milieu du XIIe siècle, son histoire est riche, l’absence de documents originaux laisse planer le doute sur des pans importants de sa longue existence.
D’un âge d’or à l’autre
À ce jour, nul ne sait précisément à quelle période et par qui le monastère de Beaulieu a été fondé. Les sources directes demeurent muettes, même si des légendes forgées a posteriori donne saint Bernard comme créateur de cette maison religieuse. Il est possible qu’une fondation de type érémitique soit à l’origine de la communauté, comme pour l’abbaye voisine de Loc-Dieu, créée par l’abbaye périgourdine de Dalon, elle-même établie par l’ermite Géraud de Salles en 1114. Il est certain, au vu de la documentation disponible, que l’abbaye existait déjà en 1151, lorsque Pierre Génès, originaire du village de Parisot, a donné aux frères de Beaulieu des terres proches de la rivière Baye. D’autres dons ont afflué dans la seconde moitié du XIIe siècle : terres, rentes en nature, parts de dîmes, maisons, granges… Plusieurs familles féodales des environs ont ainsi favorisé le monastère naissant.
La question se pose également de l’affiliation de Beaulieu à l’ordre cistercien. S’agit-il dès le départ d’une maison associée à Clairvaux ou bien le couvent, d’origine bénédictine, a-t-il été affilié plus tard à l’Ordre, comme c’est fréquemment le cas ? Là encore, les archives n’offrent pas aux chercheurs la possibilité de trancher. Il est certain que Beaulieu appartenait à la mouvance cistercienne en 1183 et était bien affiliée à l’Ordre en 1197. Ce premier « âge d’or » de Beaulieu, avec ses revenus importants, a permis aux frères d’édifier une première abbaye, dont témoignent peut-être aujourd’hui une partie de la salle capitulaire et du réfectoire. Lors de la Croisade des Albigeois, qui a affecté Saint-Antonin-Noble-Val et ses environs au début du conflit en 1212, il ne se semble pas que l’abbaye cistercienne fut troublée. De nouveaux dons, datés de 1214, effectués entre les mains de l’abbé Guillaume, tendent à confirmer cette hypothèse.
En 1246, Isarn, vicomte de Saint-Antonin, a confirmé les largesses de sa famille envers le monastère cistercien et Vivien, évêque de Rodez (1247-1274), a lui aussi entériné en 1272 l’union effective depuis près d’un siècle des églises de Cornusson, Verfeil et Ginals à Beaulieu. Ces deux actes témoignent d’une certaine aisance financière de l’abbaye dans la seconde moitié du XIIIe siècle, période qui correspond à un second « âge d’or » et qui a vu la reconstruction des bâtiments monastiques et de l’église abbatiale.
De la guerre de Cent Ans aux guerres de Religion
La fin de l’époque médiévale demeure assez obscure pour Beaulieu. Là encore, le voisinage de Saint-Antonin, place forte âprement disputée entre les Anglais et les Français durant la guerre de Cent Ans, a pu entraîner des conséquences fâcheuses pour l’abbaye. La mention en 1370 de « l’œuvre » du monastère suggérerait en effet des travaux, peut-être suite à des dégâts matériels. L’année précédente, l’abbé Arnaud avait acquis le château de Pervinquières, situé à quelques kilomètres de Beaulieu, sur le plateau, afin de disposer d’un lieu de repli fortifié en cas d’attaque du monastère. Au milieu du xve siècle, la prospérité paraît retrouvée : les religieux étaient au nombre de dix plus l’abbé et de nombreux actes notariés illustrent le dynamisme de la maison cistercienne. Suite au concordat de Bologne, signé en 1516 entre le pape Léon X et le roi de France François Ier, le régime de la commende a été institué : le souverain désignait un candidat à un bénéfice majeur vacant – évêché ou abbaye – dont la candidature était par la suite ratifiée par le pontife. Le résultat principal de cet accord pour les abbayes fut que les supérieurs ainsi choisis ne résidèrent quasiment jamais dans leurs monastères, délégant sur place leurs pouvoirs à des prieurs. Beaulieu ne fit pas exception à la règle.
L’émergence puis la domination de la religion protestante à Saint-Antonin au milieu du XVIe siècle eut des conséquences dramatiques pour l’abbaye cistercienne toute proche. En 1562, les bâtiments conventuels et le cloître furent incendiés et en partie démolis. Les moines fuirent les lieux en 1592 par peur d’une seconde mise à sac. Ils ne revinrent à Beaulieu que dans les premières années du XVIIe siècle.
Le renouveau du siècle des Lumières
Les abbés commendataires François puis Jean de La Valette-Cornusson, issus d’une importante famille rouergate, eurent à cœur, à partir de 1615, de relever l’abbaye de ses ruines. Ce ne fut toutefois qu’à partir de 1644 que le chantier démarra véritablement : le réfectoire, la salle des moines et l’ancien dortoir furent remodelés pour servir d’appartements à l’abbé. Pierre-Anne Dionis (1690-1739), abbé commendataire, modifia l’aile orientale. Il offrit également pour le chœur de l’abbatiale le maître-autel en bois sculpté, peint et doré qui orne aujourd’hui l’église de Verfeil. Réalisé vers 1720-1739, il offre au regard la présentation au Temple, l’adoration de l’Agneau mystique et le sacrifice d’Abraham. L’abbatiale n’a pas été oubliée dans cette vaste campagne de travaux : une visite du vicaire-général de Cîteaux en 1741 indique que les frères ont entrepris de restaurer les voûtes de la nef.
Le cloître n’a finalement été reconstruit sur les galerie sud et est qu’à partir de 1766. Le logis abbatial fut de même enrichi de décor de gypseries vers 1774 à l’initiative du dernier abbé de Beaulieu, Jules-César de Grossolles de Saint-André.
De la Révolution à 1959 : un long sommeil
À la suite des lois révolutionnaires et à la suppression des maisons religieuses, l’abbaye de Beaulieu et son domaine furent vendus comme bien nationaux en 1791 à un ancien capitaine de la marine marchande devenu juge de paix à Saint-Antonin, Joseph Perret. Ce dernier offrit en 1798 aux églises environnantes le mobilier de l’abbatiale : le maître-autel à Verfeil, le chandelier pascal et des éléments de retable à Cornusson notamment. Dans son testament, en 1825, il fit don de Beaulieu à la municipalité de Saint-Antonin sous réserve d’usufruit à son épouse et à condition de créer une école religieuse sur le site. La ville accepta le legs en 1829. Mais le décès de Mme Perret survint. Pour combler les attentes du clergé de Saint-Antonin, qui souhaitait ardemment une nouvelle église, plus grande et plus digne pour leur cité, un plan audacieux et saugrenu vit le jour en 1842. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de démonter pierre à pierre l’abbatiale de Beaulieu pour la rebâtir sur les bords de l’Aveyron. Le député de Tarn-et-Garonne Léon de Maleville soumit l’idée au Ministre de l’Instruction publique. Ce dernier dépêcha sur place Eugène Viollet-le-Duc qui valida le projet. Selon lui, seule cette option pouvait sauver ce monument exceptionnel, car, écrivait-il, ce « gracieux exemple de l’architecture du XIIIe siècle [qui] autrement disparaîtra pièce à pièce malgré tout ce que l’on pourra faire pour le conserver car il sera toujours impossible de l’entretenir là où il est puisqu’il n’a plus de destination ». La Commission des Monuments Historiques donna son aval, malgré la farouche opposition de Prosper Mérimée. En 1844 la toiture fut enlevée, ainsi que la charpente, prélude à une déconstruction rapide. Toutefois, le projet s’enlisa : la ville de Saint-Antonin vendit la totalité du domaine à un particulier en 1845, à l’exception de l’église. Le déplacement fut abandonné en 1849 et ce n’est qu’en 1872 que le propriétaire de l’abbaye, Auguste Coste, put enfin acquérir l’église. Cette dernière fut classée Monument Historique en 1875 et sa couverture en partie rétablie vers 1880 par Jules Amen, successeur d’Auguste Coste. L’ensemble avait toutefois beaucoup souffert des outrages du temps et de l’abandon des hommes. Il fallut attendre 1931 pour que des travaux conséquents aient enfin lieu : maçonneries, toitures, charpente et étaiements, menés jusqu’en 1949 par les architectes Olivier, Pillet et Mastorakis, avec l’aide du Conseil général et de Mme Ricol, propriétaire de l’abbaye. Une extension de protection au titre des Monuments Historiques en 1942 paracheva de sauver l’ensemble. Mais l’église servait toujours d’entrepôt agricole, encombrée de plusieurs tonnes de gravats en tout genre. Le parvis et la façade nord étaient enfouis sous plusieurs mètres de terre. Quant aux bâtiments monastiques, ils étaient dans un état de quasi abandon et les deux galeries de cloître avaient disparu.
C’est alors que Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache tombèrent amoureux de la belle endormie et décidèrent de l’acquérir afin de la restaurer pour lui redonner son lustre d’antan.
Emmanuel Moureau