Collectionneurs ?
« Collectionneur ? Tout comme M. Jourdain, prosateur inconscient, on l’est sans le savoir et un peu malgré soi. Si l’on aime la peinture assez passionnément et certaines œuvres en particulier, au point de renoncer à d’autres plaisirs pour la joie de poursuivre en tête à tête le dialogue avec elles, on le devient sans s’en apercevoir. Mais le mot ne satisfait guère. On lui préfèrerait amateur si celui-ci ne revêtait aujourd’hui un tout autre sens. »
Geneviève Bonnefoi, 1959,
Exposition « Itinéraire d’un jeune collectionneur», Galerie Kléber
Gauguin écrivait déjà à propos de la réalité : « Deux paires d’yeux ne l’ont jamais vue identique. » Au moment de la première exposition à Beaulieu en 1970, « Un art subjectif ou la face cachée du monde », Geneviève Bonnefoi surenchérit dans sa préface : « L’objectivité en art n’existe pas. Comme en amour, tout choix est passionnel. » Si bien qu’une collection vaut portrait du collectionneur.
Loin de la mode par nature éphémère, de l’académisme rassurant, loin d’un art de marché qui fait fi des vraies valeurs – leurs moyens d’ailleurs étaient limités – Geneviève et Pierre ont opté pour la voie subjective et aventureuse en choisissant de suivre des artistes hors des courants, de jeunes peintres adeptes de la table rase dont ils ont deviné d’instinct l’intérêt personnel de suivre le cheminement. Comme autant de façons de vivre intensément son époque et de possibilités de voir s’ouvrir pour eux, pour soi des perspectives insoupçonnées. Ainsi s’est construit, à leur image, ce qu’on appelle une « collection », mais qui se présente à nous aujourd’hui, une et diverse, audacieuse et exigeante avec toutes les caractéristiques d’une œuvre, comme toute œuvre, personnelle et ouverte aux autres.
L’impulsion première leur est venue du travail de galeristes éclairés qui, à Paris au sortir de la guerre, avait l’audace de présenter la peinture comme personne, partant de choix où la qualité primait toujours : René Drouin (Place Vendôme, puis Rue Visconti), Jean Fournier (Avenue Kléber, puis Rue du Bac), Daniel Cordier (Rue de Miromesnil). C’est dans leur proximité principalement que, de l’aveu de Geneviève, ils ont fait leur éducation artistique, mais aussi au contact de critiques (Charles Estienne, Michel Tapié, Julien Alvard, Michel Ragon), d’artistes dont beaucoup devaient devenir des amis et d’amateurs d’art, comme eux, avec qui partager leur passion.
Leur réseau est demeuré actif lorsque la collection a quitté la capitale pour Beaulieu. Il devait même se renforcer à découvrir autour d’eux des actions similaires en faveur de l’art contemporain. De nouveaux liens se sont ainsi créés avec Sylvie et Rémi Boissonnas à Flaine (Haute Savoie), Fred Deux et Cécile Reims à Lacoux (Ain)…, cinq initiatives d’abord, puis dix constituées bientôt en association de centres d’art privés soutenues par l’Etat et les Monuments Historiques et des Sites. Le mouvement de décentralisation culturelle était lancé, représentée en matière d’art dans notre région Occitanie par Félix Castan et Paul Duchein à Montauban.
La collection Geneviève Bonnefoi – Pierre Brache
Aujourd’hui, plus de soixante-dix années (1948-2018) sont passées au cours desquelles la collection Geneviève Bonnefoi et Pierre Brache s’est enrichie et notamment d’œuvres nées et poursuivies sur notre territoire. Elle a fait déjà l’objet de deux donations en 1973 et 80. Elle vient, après décès des deux donateurs, d’être augmentée très richement de leur collection personnelle. Plus de 1300 pièces constituent désormais le fonds de l’Abbaye de Beaulieu. Le temps viendra où le public pourra apprécier dans une présentation muséale permanente la diversité et la pertinence de leurs choix, les directions diverses qui sont prises par les artistes, les affinités qui apparaissent, l’inventivité technique qui y est mise en œuvre.
Il n’est pas de terme qui puisse définir cette collection de façon totalement satisfaisante. Peut-on se contenter de parler de peintres « abstraits » – le sont-ils ? Certes tous ont rompu avec le réalisme et la figuration, avec même l’abstraction géométrique. Parfois tachistes, nuagistes ou informels, ils se sont toujours défendus d’appartenir à un courant, attentifs à suivre où les mènent la tache, le trait d’encre, la couleur ou la matière, le mouvement de la main ou du corps. Ainsi a-t-on trouvé pour les classer l’expression d’« abstraction lyrique ». Du point de vue de l’historien d’art, pour distinguer ces artistes de ceux qui, avant-guerre à Paris, avaient déjà fait leur révolution, et pour reconnaître le nouvel élan donné à la peinture à la Libération, a été aussi adoptée l’expression de « Nouvelle Ecole de Paris ». On observera que les collectionneurs, pleinement contemporains de cette génération de créateurs, ont su reconnaître et réunir aussi les œuvres de ceux qui, sans le savoir, annonçait dans l’entre-deux guerres leur émergence.
Geneviève André-Acquier